COMMENT LE GOUVERNEMENT ACTUEL DU SOUDAN EST TOUJOURS FORTEMENT LIÉ A L’IDEOLOGIE DES FRÈRES MUSULMANS ?
Le mouvement des Frères musulmans soudanais est directement issu de son homologue égyptien et pendant les premières années de son existence, il n’a eu d’autre souci que de s’inscrire dans la réalité sociale et politique du Soudan. Plus tard, devant les persécutions subies par les Frères en Égypte à l’époque de Nasser, les Soudanais leur ont offert l’asile. Mais en dehors de ce lien avec l’Égypte, la dimension internationale devait demeurer négligeable jusqu’à la prise de pouvoir à Khartoum par le coup d’État du 30 juin 1989.
Au début du xvie siècle, le premier État islamique s’établit au Soudan : il s’agit du Royaume de Sennar, encore mal connu. L’islam soufi s’y répand, jouissant de la protection des souverains musulmans de ce royaume, bien que les relations entre les cheikhs des confréries et ces derniers ne soient pas toujours excellentes.
Autres acteurs de l’islamisation : les grands commerçants, dont les intérêts rencontrent en partie ceux du pouvoir et des chefs religieux. Ceux-ci, ainsi que l’armée, assurent en effet, par leur pouvoir de médiation pour les premiers et par la force pour la seconde, la sécurité des routes commerciales qui concourent en retour à la prospérité du royaume. Quant à la vie sociale, elle est empreinte, sous tous ses aspects, de religiosité d’inspiration confrérique, la mosquée constituant par ailleurs un lieu essentiel de sociabilité.
A l’époque du colonialisme de la Turqiyya (1824-1885), l’État se renforce et exerce un contrôle croissant sur l’économie (irrigation, lourde fiscalité), sur la société (écoles et tribunaux « modernes ») et sur la sphère religieuse, soumettant les institutions islamiques à son autorité directe et leur apportant en retour des moyens financiers, ce qui les rend ainsi dépendantes de lui ; en ville particulièrement et en fait des « appareils idéologiques » dans le domaine politique.
Sous la période mahdiste (1885-1898), la mobilisation politique visant à mettre fin à l’oppression coloniale de la Turqiyya s’effectue sur des bases entièrement religieuses. Mais, à la mort du Mahdi, qui suit de peu la victoire de ses partisans, les problèmes liés aux divisions politiques intérieures et à la désorganisation de la production agricole s’intensifient et empêchent toute résistance sérieuse au nouveau colonialisme, anglais cette fois, qui, pourvu des armes les plus modernes, s’impose rapidement.
L’influence des Frères musulmans au Soudan soulève des questions sur les fondements laïques du pays et a des implications potentielles au-delà de ses frontières, car la situation géographique du Soudan crée un environnement que des organisations terroristes pourraient exploiter.
Des experts ont déclaré à Arab News que la confrérie représentait un défi pour les aspirations démocratiques à long terme du Soudan, entravant la mise en place d’institutions démocratiques et empêchant la transition du pays vers la stabilité.
Par conséquent, afin de sauvegarder les valeurs démocratiques du Soudan et de promouvoir le pluralisme politique, ils soulignent la nécessité pour un futur gouvernement de transition de s’attaquer à l’influence de la confrérie et de contrer son discours, tout en encourageant la création de canaux alternatifs pour la participation politique.
En outre, le contrôle exercé par la confrérie sur des secteurs tels que l’agriculture a eu un impact sur l’économie et la société soudanaises. Son influence sur le marché noir a préservé son pouvoir tout en contribuant à l’appauvrissement de la société soudanaise.
Organisation islamiste transnationale, profondément ancrée dans la politique soudanaise, les Frères musulmans ont joué un rôle clé dans la mise en place du précédent gouvernement islamiste d’Omar Bashir en 1989.
Même après son renversement en 2019, la confrérie a résisté à l’épreuve du temps et son influence perdure, beaucoup craignant son éventuel retour au milieu des combats entre les forces armées soudanaises (SAF) et les forces paramilitaires de soutien rapide (RSF).
Depuis plusieurs décennies, la confrérie a gagné le soutien de divers groupes de la société soudanaise en prônant l’islam politique et la justice sociale. Cependant, l’application de la charia pendant son règne a déclenché une guerre civile brutale, car elle a été rejetée par de larges pans de la population qui adhéraient au christianisme et à d’autres religions locales.
Si la chute du gouvernement islamiste a marqué un tournant en 2019, des inquiétudes subsistent quant à l’influence continue de la confrérie sur le commandement militaire soudanais. Le pouvoir du groupe s’est maintenu par le biais d’unités para-policières affiliées à l’ancien régime, qui ont été accusées de cibler les femmes en raison de leur rôle croissant dans la vie publique.
En outre, les divergences de vues sur le rôle de l’islam dans l’avenir démocratique du Soudan ont contribué à diviser les principaux partis politiques, ce qui pourrait fournir à la confrérie un groupe d’électeurs à exploiter.
Au sein du parti national Umma, une scission est apparue à la suite de l’accord conclu en 2021 entre Abdel Fattah Al-Burhan, chef des forces armées et dirigeant de facto, et Abdel-Aziz-Hilu, président de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA-Nord), sur la séparation de la religion et de l’État.
Alors que la direction du parti suggérait de reporter le débat à la fin de la période de transition, le ministre des Affaires religieuses, Nasr Al-Din Mufreh, a rédigé un projet de loi visant à interdire les partis politiques à base religieuse, ce qui a suscité des déclarations contradictoires au sein du parti Umma.
Les experts craignent que certains généraux soudanais ne considèrent la confrérie comme un allié potentiel dans leur quête de pouvoir et de contrôle. La base politique du groupe et sa capacité à mobiliser le soutien des groupes islamistes religieux en font un partenaire attrayant. Toutefois, cette implication pourrait conduire à une augmentation des factions et des luttes de pouvoir au sein de l’armée.
Dans le contexte du conflit actuel au Soudan, le FSR a adopté une position anti-islamiste, accusant des groupes tels que la confrérie d’infiltrer les Forces armées soudanaises pour promouvoir leur programme politique.
La crise économique du Soudan, exacerbée par les sanctions internationales et les politiques gouvernementales, a alimenté le mécontentement de la population et les protestations que les politiciens de la confrérie ont tenté de contenir par le passé.
COMMENT L’IRAN A TRAVAILLE PLUS ETROITEMENT AVEC LE GOUVERNEMENT DU SOUDAN. ILS FOURNISSENT DES ARMES AU GOUVERNEMENT SOUDANAIS ?
Au sein du Conseil international des Frères, qui avait fonctionné à Jeddah de 1961 à 1969, les Soudanais, conscients de leur relative marginalité au sein du monde arabe, s’étaient toujours fait les avocats d’une action pan-islamiste par opposition à l’action pan-arabe.
C’est dans ce cadre qu’ils avaient noué des liens avec l’Iran Freedom Movement de Mehdi Bazargan et Ibrahim Yazdi. Mais l’engagement international de ce qui s’appelait alors Front de la charte islamique (Jebha al-Mithaq al-Islami) se limitait à des contacts généraux. Pourtant, dans la vision du monde qui est celle d’Hassan al-Tourabi, la conception d’une transformation de l’oumma musulmane en un instrument de pression, voire de conquête, ainsi qu’il en était pendant la période qui a suivi la mort du Prophète, occupe une place essentielle…
Début février 2024, le ministre soudanais par intérim des Affaires étrangères, Ali Al Sadiq, s’est rendu à Téhéran pour rencontrer son homologue Hossein Amir-Abdollahian ainsi que le président iranien Ebrahim Raïssi. Intervenant en pleine crise au Proche-Orient et alors que la nation africaine est embourbée dans une situation de guerre civile, cette visite est le dernier signe d’un réchauffement rapide des relations entre Khartoum et Téhéran.
Au cours de la dernière année, les responsables soudanais et iraniens ont en effet convenu d’accélérer les démarches aboutissant à renouer les relations diplomatiques entre Téhéran et Khartoum précédemment rompues en 2016.
Un rapprochement soudain qui soulève de nombreuses questions au sujet de la nature des relations bilatérales entre la République islamique d’Iran et la République du Soudan, des intérêts qui le motivent et de ses implications stratégiques.
Des relations anciennes et étroites
En guise de contextualisation, il faut rappeler que les liens entre l’Iran et le Soudan sont relativement anciens. Au cours des années 1990, le développement des liens bilatéraux permet à l’Iran de sortir de son isolement diplomatique et de trouver un allié stratégique dans le monde arabe et dans la région clé que constitue la corne de l’Afrique.
Durant cette période, la République iranienne apporte une assistance financière et militaire substantielle au gouvernement soudanais. Le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) va jusqu’à installer au Soudan l’une de ses premières antennes opérationnelles en dehors du Moyen-Orient. De sorte qu’au tournant des années 2000, l’Iran et le Soudan sont déjà des partenaires actifs et que les deux pays sont considérés par le Département d’État américain comme les principaux soutiens étatiques du terrorisme global. L’administration Bush les classe alors tous les deux dans le fameux « Axe du mal ».
Les fondements d’une coopération stratégique
Après des débuts prometteurs, la relation bilatérale entre la République islamique et la République du Soudan arrive à maturité à la faveur de la montée en puissance du CGRI au sein du système politique iranien et de sa prise de contrôle de la politique étrangère iranienne en faveur d’une ambitieuse stratégie d’influence régionale.
À partir de 2005, les Gardiens de la révolution adoptent une doctrine asymétrique qui consiste à développer un vaste réseau d’intermédiaires disséminés à travers le monde musulman et transcendant le clivage confessionnel entre Chiites et Sunnites. Constituant ce que l’on appelle aujourd’hui l’« Axe de la résistance ». C’est alors que Téhéran renforce ses liens avec Khartoum qui devient rapidement son principal partenaire stratégique en Afrique.
Se traduisant par la signature d’un important accord de coopération militaire, de nombreuses visites de haut niveau mais aussi par l’implantation de la Force Quds (le corps expéditionnaire du CGRI) en sol soudanais, l’intensification des liens bilatéraux suscite la plus vive inquiétude parmi les adversaires de l’« Axe de la résistance.
À la faveur du Printemps arabe de 2011, les relations irano-soudanaises continuent de croitre : en 2014, les responsables militaires de Khartoum n’hésitent pas à considérer les Iraniens comme leurs meilleurs alliés dans la région.
Les intérêts convergents de Téhéran et de Khartoum
Le réchauffement soudain des relations entre l’Iran et le Soudan bénéficie de l’enlisement du pays africain dans une nouvelle guerre civile. Les forces armées soudanaises (FAS), qui ont subi des revers majeurs face aux Forces de soutien rapide (FSR) issues des anciennes milices janjawids.
Les observateurs s’accordent à penser que l’une des principales raisons qui poussent Abdel Fattah Al Burhan et l’armée soudanaise à rétablir les relations avec la République islamique est l’espoir d’obtenir des autorités iraniennes la livraison d’armes de précision et, en particulier, des drones de combat iraniens, comme le populaire Mohadjer-6. Bien que ce type d’équipement militaire n’ait pas le potentiel de modifier le rapport de force sur le champ de bataille, il peut contribuer à ralentir l’effondrement des SAF et soutenir la contre-offensive lancée début 2024.
Pour l’Iran, la livraison de ses drones de combat permet de renforcer sa crédibilité diplomatique sur la scène africaine.
Pour l’Iran, il s’agit également d’acquérir un canal d’influence non négligeable lui donnant accès à l’est-Soudan et, surtout, à Port-Soudan dont elle a fait sa capitale de facto : à travers cette position stratégique et les quelques 700 km de frontières maritimes, les Iraniens disposent d’un atout considérable pour compléter leur dispositif de disruption sur le passage maritime de la mer Rouge.
Le gouvernement soudanais, fidèle à l’armée dans sa guerre contre les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), a annoncé que le général Bourhane avait reçu le nouvel ambassadeur de Téhéran, Hassan Shah Hosseini, à Port-Soudan, siège du gouvernement, sur la rive de la mer Rouge. Cela marque « le début d’une nouvelle phase » en ce qui concerne les relations entre les deux pays, a déclaré le sous-secrétaire du ministère des affaires étrangères, Hussein Al-Amin, alors que M. Bourhane a dépêché un nouvel ambassadeur en Iran : Abdelaziz Hassan Saleh
Lamine Diatta